L’Opel d’un sénateur socialiste slalome en pleine nuit et percute la voiture venue d’en face. L’homme politique meurt dans l’ « accident », sans qu’il y ait d’enquête. On est en 1983… L’affaire rebondit aujourd’hui : le sénateur était-il sur la route d’un groupe de gendarmes prêts à tout ? Serait-ce un meurtre ? A ajouter à la liste des 28 victimes officielles des Tueurs du Brabant ?
Lire ci-dessous l’intégralité de l’article paru dans Le Soir Mag du 6 juillet 2016
Il est passé minuit, le mardi 1er février 1983. Le sénateur socialiste Robert Leclercq rentre chez lui, à Baudour. A bord de son Opel Senator, il emprunte un chemin inhabituel en quittant le collège échevinal de Saint-Ghislain, où il siège en charge de l’instruction publique. Il fait froid et pluvieux. De manière inexpliquée, le chauffeur de 55 ans aurait perdu le contrôle de son véhicule. L’aurait-on sabotée ? En tout cas, la presse du lendemain affirme un peu vite qu’« un violent coup de vent avait déporté subitement l’auto », que « le conducteur tenta de redresser la trajectoire en donnant un premier coup de volant » et qu’ « une nouvelle tentative destinée à éviter une sortie de route ramena le véhicule vers le milieu de chaussée ». Pour avancer une telle version, il faut croire que le journaliste se trouvait à bord de l’Opel sénatoriale ou… qu’il a reproduit les yeux fermés le discours officiel. Ce qui est sûr, c’est qu’après la forte bourrasque, Robert Leclercq a percuté la voiture circulant en sens inverse. Le choc a dû être violent, comme le démontrent les photos de l’ « accident ». Il provoqua la mort de l’homme politique ; les quatre passagers de l’autre voiture furent conduits à l’hôpital avec de graves blessures. Les funérailles et l’inhumation du sénateur et échevin Robert Leclercq eurent lieu dès le vendredi. A la hussarde. « Tout a été très vite. L’empressement du Sénat m’avait fortement intriguée à l’époque, témoigne la filleule de Leclercq, Gaby Hostelaert. Mais j’avais un bébé d’un an et, vous comprenez, je me sentais submergé par tant d’autres émotions. Ni moi ni mes proches n’avons contesté quoi que ce soit. » Au Soir Mag, l’ancien officier de gendarmerie Christian Harzée a déclaré avoir été le premier à arriver sur les lieux de l’accident, survenu le long de la route de Wallonie, à Baudour. Le major Harzée assurait à l’époque le commandement du district de Mons. Il s’est retrouvé très vite sur place. « C’était il y a plus de trente ans, dit-il. Seuls les pompiers étaient arrivés avant moi. Je ne peux en dire davantage. A l’époque, on n’établissait pas de procès-verbal. » Le dossier a été classé sans reconstitution ni enquête véritable. Il s’agissait pourtant de la mort d’un sénateur destiné à une carrière de ministre, suite à un accident de la route impliquant des tiers, gravement blessés. Etrange précipitation, tout de même… « Ici aussi, ajoute la filleule du sénateur, les assurances ont tout réglé en un temps record. » Pour seul souvenir de cette personnalité « disponible et joviale », comme l’indiqua le journal La Province du 2 février, on recense quatre sacs restés en l’état, où sont mélangés les 1.000 hommages du bon peuple. Le dossier médical, la mallette personnelle du sénateur Leclercq et la mystérieuse enveloppe qu’il aurait glissée à un confident ont disparu dans la tourmente. Tout au plus le nom du défunt se trouve-t-il associé à celui du colonel de gendarmerie Ghislain Breyer (décédé dans un accident de la route, un mois plus tôt) dans quelques ouvrages pointus consacrés aux… Tueries du Brabant. Du 30 septembre 1982 au 9 novembre 1985, ces agressions ont laissé sans explication un total d’au moins 28 meurtres. Faudrait-il y rajouter les deux morts « accidentelles » d’un sénateur et de son ami colonel ?
Gendarmes d’extrême droite
Aujourd’hui, le cas Leclercq intrigue la cellule d’enquête en charge du volumineux dossier des Tueries, la principale énigme judiciaire de l’après-guerre. Pour une raison bien simple : le sénateur Leclercq (et le colonel Breyer) s’interrogeait avant l’heure sur les dérives violentes de certains officiers et gendarmes. Il aurait même réuni une sorte d’acte d’accusation, comportant des noms suspects. Or, sous la conduite d’une sixième juge d’instruction (Martine Michel), l’enquête sur les tueurs fous a réhabilité un mobile si longtemps contredit par mille thèses contradictoires : si la trace des tueurs a été effacée, c’est parce qu’ils étaient téléguidés ou qu’ils bénéficiaient de complaisances au sein de la gendarmerie, de l’armée, de la Sûreté de l’Etat, de la magistrature et du monde politique, sensibles aux sirènes de l’extrême droite.
Juste avant sa mort, Robert Leclercq, ingénieur commercial de formation et politicien spécialisé dans les matières sociales, avait été ébranlé par la fermeture brutale des Laminoirs de Jemappes. Un fleuron de l’acier wallon, malmené sur ses terres d’élection. Leclercq comme d’autres élus locaux s’y était battu – au propre comme au figuré – contre le patronat, le gouvernement de centre-droit et… les forces de l’ordre. A la fin du mois de décembre 1982, les Laminoirs avait fini par glisser la clé sous le paillasson à l’issue d’un conflit social mouvementé, laissant 700 travailleurs sur le carreau. Durant plusieurs semaines, les routes d’accès, les carrefours, l’usine elle-même furent occupés par les ouvriers rebelles. Le gouvernement Martens-Gol-Nothomb appela même l’armée en renfort. Le 24 novembre, en particulier, on frôla l’incident grave. D’où cette interpellation flamboyante du sénateur Leclercq, issu de l’opposition socialiste. C’était en séance publique du Sénat, le 16 décembre 1982. Des propos inhabituels sous les lambris feutrés de cette enceinte parlementaire embourgeoisée : « Par la volonté de quelques-uns », parce que la gendarmerie se considère « libre d’agir sans en référer au pouvoir politique », la Belgique est sous la menace « d’une situation insurrectionnelle que personne ne souhaite, sinon les partisans ou les nostalgiques d’un pouvoir dictatorial ». Des gendarmes hors-contrôle ? L’annonce d’une dictature ? Bigre… Il faut croire que cet homme jovial avait été marqué par les événements de Jemappes. « Oui, il avait constaté les dérapages de certains officiers de gendarmerie, en l’absence du chef de district, le colonel Ghislain Breyer, commente l’ancien délégué syndical Joël Lhost. Je le connaissais depuis de longues années et nous nous étions rapprochés lors des incidents aux Laminoirs de Jemappes. » C’est ce qui explique le courroux du parlementaire, au Sénat : « Ces gendarmes, s’exclama Leclercq, étaient commandés par un officier, stick à la main – gantée bien sûr – képi sur la nuque, d’une prestance étudiée qui n’était certes pas de nature à apaiser les esprits. Ce à quoi, manifestement, il ne s’employait pas. Comme j’avais manifesté ma volonté de ne pas reculer, soulignant que je me trouvais en compagnie de personnes absolument pacifiques, l’officier en question, ayant dévoilé mon identité, intima à ses subordonnés l’ordre de frapper (…) J’ai été arrêté durant quelque temps (…) S’il n’y avait eu l’intervention apaisante des responsables syndicaux, le sang-froid de la troupe, les démarches entreprises, même si elles tardèrent à se concrétiser, le sang aurait coulé. »
Le sénateur mène l’enquête
Sans attendre la commission d’enquête qu’il suggéra, Leclercq aurait donc cherché à comprendre les raisons de ces dérives. « J’imagine que c’est le fruit de ces recherches qui figure dans l’enveloppe cachetée avec l’effigie du Sénat que Robert Leclercq m’a confiée juste avant sa mort, poursuit Lhost. Il ne se sentait pas en sécurité. L’enveloppe, je n’ai pas eu le temps de la transmettre à la justice. Lors d’un vol avec effraction à mon domicile, c’est la seule chose qui a été subtilisée. » Quels gendarmes étaient-ils visés ? Quels officiers ? Mystère… Ni Leclercq, ni Breyer ne sont encore là pour en parler. Lhost laisse entendre, lui, que l’action des gendarmes nerveux, à Jemappes, était une forme de test : des membres de l’état-major auraient cherché à vérifier si les gendarmes étaient prêts à obéir aux ordres de fermeté, sans sourciller.
Ces deux dernières années, le confident Joël Lhost est devenu l’un des témoins les plus sérieux de la Cellule d’enquête sur les Tueries du Brabant. La juge Martine Michel a tendu l’oreille, là où ses prédécesseurs l’avaient rabattue. En soi, l’histoire du « témoin » Lhost parait incroyable. Il a raconté aux enquêteurs qu’après la fermeture de Jemappes, il avait été sollicité par la Sûreté de l’Etat, qui lui avait notamment demandé d’infiltrer l’extrême gauche et l’extrême droite, très active à l’époque. La Sûreté avait refilé le gaillard à l’armée, dont les services de renseignement étaient en contacts serrés avec la DIA américaine (l’équivalent de la CIA, version militaire). Des bobards ? Non, tout ceci a été authentifié, assure un haut magistrat. Lhost a été confronté avec un ancien officier de l’armée belge, qui a pointé le doigt vers… les Etats-Unis. Une commission rogatoire doit y être envoyée, afin d’éclairer ce point sensible. Délicat, en effet : selon l’ex-indic Joël Lhost, les missions qu’on lui demandait s’approchaient de plus en plus des zones de repli des tueurs du Brabant, là où ils se déployaient après leurs forfaits ! Le seul élément invérifiable reste la mission confiée à Lhost (par les services de renseignement de l’armée ou la DIA américaine ?), le 27 septembre 1985. A l’heure où les tueurs pouvaient se trouver dans ces parages, Joël Lhost dit avoir été chargé de repérer un bout de route menant à l’aéroport militaire de Chièvres et d’y indiquer s’il était libre de tout barrage policier. Il pourrait avoir couvert la fuite des Tueurs du Brabant.
Témoin jugé crédible sur ces missions (très) spéciales, Joël Lhost dit-il la vérité quand il laisse entendre – aussi – que la mort étrange d’un sénateur ami découlerait de ses coups de sonde au sein de la gendarmerie, dont plusieurs membres ont été suspectés de figurer parmi les tueurs du Brabant ? La filleule du sénateur renforce les doutes sur la nature du décès. « Je me suis tue parce que c’était une histoire ancienne et parce que Robert Leclercq ne m’a jamais parlé de ses déboires avec des gendarmes, déclare Gaby Hostelaert. Mais j’en ai toujours eu la conviction : sa mort n’était pas un accident. Je suis médecin et suite à un tel choc, il y aurait dû y avoir des traces de sang sur le visage et sur le corps de mon parrain. Ce n’était pas le cas. Je l’ai vu sur son lit de mort, en pleine nuit. Ces dernières semaines, j’ai voulu consulter son dossier médical aux archives de l’hôpital où il avait été emmené. On ne le retrouve plus. Pourquoi ? Les versions changent chaque jour. »
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